Le blog du magazine JE CHANTE ! Les archives du journal créé en octobre 1990.
22 Octobre 2010
Pour Silvain Reiner, Survivant malgré lui (c'est le titre de son dernier livre paru chez Manya), l'Holocauste est « un drame qui échappe à l'usure du temps ». Romancier, journaliste, il est aussi l'auteur d'une unique chanson qui évoque la rafle du Vel' d'Hiv' de juillet 1942, écrite dans des conditions très particulières avec Joël Holmès, un après-midi de l'été 1965.
JE CHANTE ! -
Silvain Reiner, cette chanson a une histoire. Pouvez-vous nous la raconter ?
SILVAIN
REINER.- La Rue des Rosiers est une chanson
fantôme. Les circonstances qui entourent sa naissance sont un peu fantasmagoriques... Mais il faudrait que je remonte d'abord à l’histoire d’amitié avec Joël Holmès. Nous nous sommes rencontrés,
en 1948, dans des colonies de vacances pour orphelins de guerre où nous étions moniteurs. À un moment, nous habitions le même quartier, à Saint-Germain-des-Prés. Nous nous sommes
revus. « Je vadrouille », disait-il. C’était son terme-clé. Il n’avait pas de métier. Il vivait comme toute cette génération de jeunes détraqués de l’histoire
contemporaine. On vivait de petits trucs. On a connu des famines terrifiantes. On a vécu dans la famine pathologique, qui venait de nous-mêmes. On n’arrivait pas à travailler, on n’arrivait pas à
s’insérer. Il faisait partie du club des vagabonds de l’Holocauste... Sans que ce nom ait la moindre existence entre nous. Car on ne parlait de rien. C’était comme si on était nés
orphelins...
Un des drames que j’ai connu à cette
époque, c'est qu'il n'y avait pas de communication entre nous. On était quelque part en nous-mêmes frappés à mort par le même virus. Nous étions les survivants de nos familles, les épaves, les
déchets humains de l’Holocauste. Et c’est ça, aujourd’hui, avec le recul, qui m’épouvante quand j’y pense. On aurait voulu communiquer : on ne pouvait pas. On avait des relations de fantôme à
fantôme. Là où moi, par exemple, j’attendais avec avidité une amitié, une fraternité, ça ne pouvait pas passer. Il nous manquait une dimension charnelle, carrément. On était des nuages flottants au
quartier Latin. Quand on se rencontrait, Joël riait énormément, moi, beaucoup moins. Mais son rire lui servait de carnaval. Son rire masquait son drame. Et moi, je l’enviais. C’est moi qui lui ai
donné le pseudonyme d’Holmès - il s’appelait Covrigaru. Je l’enviais car il avait gardé une sœur. C’était pour moi, un diamant, un miracle.
Entre temps, les années
ont passé, je suis devenu écrivain. J’avais publié plusieurs romans chez Gallimard, Robert Laffont, je connaissais un certain succès. Je revois l’année 1962 où l’on se rencontrait à la radio : moi
comme romancier, lui comme chanteur. Il venait d’avoir le Prix Charles-Cros. J’avais écouté son disque et avais été ébloui par la beauté de ses chansons (Gardez vos filles, Jean-Marie de
Pantin...). Il achetait mes livres quand ils paraissaient... On ne se voyait pas entre temps. On
avait cette communication encore fantomatique, par création interposée. Création vagabonde... Mon livre vagabondait et rencontrait sa route, son disque rencontrait mon chemin...
Dans l’année 1965, on
s’est vus à plusieurs reprises. À la Table Ronde où je signais un livre, à l’ABC où il passait avec Enrico Macias. Il s’était marié. Un jour, brusquement, je lui ai dit : « On devrait faire un disque ensemble. » J'ai été pris de frénésie, j’avais besoin de m’exprimer bien que je le faisais déjà par le roman. Il m’a
dit : « D’accord. J’ai un disque à faire et après on s’y mettra. » J’étais enthousiaste. Lui aussi. Il y avait là comme un lien entre nous à partir du travail qu’on devait faire
ensemble et je voyais déjà le disque : « Joël Holmès chante Silvain Reiner »... J’étais très heureux. Et c’est là que se place le drame.
Durant l’été 65 ou 66, il est tombé
malade. Il y a eu une rupture terrible. Brusquement, un matin, il m’annonce : « Je ne fais plus
mon disque. » Je lui avais écrit huit chansons pour faire ce disque, mais aucune ne
préfigurait La Rue des Rosiers. Les chansons que je faisais, c’était des chansons d’amour ou plutôt des chansons de rêve amoureux. Elles sont restées inédites et je ne
sais même pas où elles sont. J’habitais près de la place du Trocadéro. Je me revois dans les bistrots. Je travaillais uniquement pour ça pendant cet été-là, un été particulièrement généreux, très
sympathique parce que j’avais ce projet avec lui... Il était devenu complètement mégalo. Rupture totale. Il était complètement ailleurs. Il déraillait, il déconnait. Il disait qu’il allait faire un
concert devant trois mille personnes... J’étais extrêmement frappé. J’avais une grande affection pour lui. Je me suis dit : tant pis. Tout était fichu, fini.
Un jour, je ne sais
plus pourquoi, je suis allé le voir en banlieue où il habitait, avec mon jeune fils qui avait dix ans. Las, le cœur vide puisqu’on ne devait rien faire. Il m’avait dit : « Viens, on va bavarder... » Je ne voyais pas de quoi on pouvait parler. Je ne me voyais pas faire de la réthorique sur un champ de ruines, celui de notre
projet... Et soudain, il s’est passé ceci : Joël grattait toujours sa guitare comme un zombie. Il me dit tout à coup, toujours entre deux eaux, entre deux mondes : « T’as pas une idée, là ? On pourrait peut-être faire quelque chose... » Je lui dis : « Quoi ?
» « T’as pas quelque chose, tu ne pourrais pas me dire quelque chose ? » Je lui dis : « Il n’y a plus de
roses dans la Rue des Rosiers... »J’avais envie de chialer, c’était atroce. Il s’est passé
quelque chose de vraiment terrifiant entre nous... Ça a jailli comme ça, lui la musique, moi les paroles, sans que l’on sache comment, sans que l’on sache même ce qui nous arrivait. Et on a fini
la chanson. C’était vraiment comme une histoire de tables tournantes... On était en liaison avec nos familles, avec le peuple du Ciel, sans qu’on ait jamais dit un mot là-dessus. Car c'était un
sujet totalement interdit. On n’avait pas le droit de parler de ces blessures : elles n’étaient pas visibles. Cette chanson s’est faite comme un champignon sur ma peau... C'était une
improvisation totale, mais dans une cadre terriblement pathologique. Je ne l’ai pas écrite : je lui en ai dicté les paroles au fur et à mesure. Comme dans un état second... Cette chanson s’est
faite sous forme orale. Au fur et à mesure. C’est incroyable comme histoire. Ce n’est pas du tout ordinaire comme aventure. Il faut dire aussi que ce qu’elle raconte n’est pas une histoire
ordinaire non plus...
Puis Joël me
raccompagne. Et là, il y a eu un embryon d’événement qui pouvait être tragique. J’étais avec mon fils, Joël était au volant. Il roulait sur la route du retour comme un dingue. Je me suis dit : il
veut nous tuer. À cause de cette chanson. Cette chanson est interdite. On est frappés à mort parce qu’on l'a faite. On est interdits de vie, de succès. Nous devons expier notre survivance. Nous
sommes malades de notre époque, de notre aventure humaine. « Ah, t’as peur ?
», me dit Holmès. Et je me suis senti foutu, fichu. Et puis, miracle : on est quand même arrivés.
Je me suis dit : j’ai compris le message. Le message de l’au-delà, le message des étoiles. Ça va, on en reste là.
Un an ou deux ans
après, dans la rubrique nouveaux disques de Elle, je lis : Pia Colombo chante La Rue
des Rosiers. Je n'étais pas au courant. Je n'y pensais plus. Joël Holmès l’avait donnée à Pia
Colombo parce qu’elle était venue lui demander des chansons. Pur hasard, sinon, cette chanson tombait à la trappe totalement, car il ne l’avait même pas déclarée à la S.A.C.E.M. Voilà toute
l’histoire. Voilà comment cette chanson a surgi dans ma vie. Je n’ai pas eu le sentiment de l’avoir faite. Elle s’est faite carrément toute seule vingt ans après la guerre... Voilà l’alchimie. Je
peux dire que cette alchimie a eu lieu, mais elle est faite d’éléments assez terribles.
J’ai connu la rue des
Rosiers au retour de la guerre. Elle était totalement vide. Je vois encore un petit bistrot de la rue des Écouffes. La rue des Rosiers était une rue non pas morte mais autre chose : une rue musée,
comme un papillon épinglé. Une rue où ne vibrait plus rien. Sinon le cauchemar, lui même tassé, cerné... Je faisais l’inventaire. Je cherchais des noms, je regardais les plaques. C’était l’époque
où j’ai vécu ma survivance de vagabond, que j’ai racontée dans un livre récent, Le Survivant
malgré lui. Pour moi, c’était ça le mystère de cette rue que j'avais connue en 1939 avec mes
parents.
Dans cette chanson,
on ne sent pas de haine envers l’Allemand ou le collabo. Il y a une certaine fatalité (« Peut-être
une malchance... »). Vous n’en voulez à personne, vous ne vous en prenez à
personne.
C’est ce qu’on m’a dit pour le livre
aussi. Pour moi, la vie, la création, le roman, c’est une histoire d’amour. Je ne vois pas comment une histoire d’amour peut subsister si vous y infiltrez du venin. Cette chanson a été une
déclaration d’amour à ma famille et à la rue des Rosiers. Et à un peuple, comme je l’ai écrit. Je ne crois pas à la rancune. Ça ne veut pas dire que je sois indifférent, loin de là. Mais ce n’est
pas ma façon de raconter. Ce n’est pas ma philosophie d’écrivain et d’homme.
Il y a bon compte de
silence dans cette chanson et c’est ça, je crois, qui est intéressant. Je me souviens qu’on a juste changé une phrase qui ne plaisait pas à Joël. À la fin, j’avais mis : « Il n’y a plus de roses / Et la terre est souillée ». Ça ne lui plaisait pas. Il a mis : «
Il n'y a plus de roses / Elles sont mortes un été ».
La seule fois où je l’ai entendue,
c’était par Francesca Solleville, dans l’émission de Pascal Sevran. Je n’avais aucun rapport avec le milieu de la chanson. Cette chanson ne m’a jamais rapporté un sou. Mais je ne sais pas non
plus quel impact elle a eu. Je ne sais pas qui la connaît. Mais j’aimerais beaucoup qu’elle soit reprise. Elle mérite peut-être d’être connue. Je dis « peut-être », c’est de la fausse modestie. Je
devrais dire : elle mérite sûrement d’être connue, d’être à nouveau enregistrée. Par une femme, parce que je ne l’imagine pas interprétée par un homme. Seul Joël aurait pu la chanter.
J’aimerais la voir ressuscitée, pour qu’elle redevienne un disque, qu’elle vive enfin, qu’on l’entende sur les ondes, elle a le poids des larmes. Je peux l'avouer à cause de la distance qui m’en
sépare.
Propos recueillis par
Raoul Bellaïche et Colette Fillon,
le 12 mai 1992.
• Interview parue dans JE CHANTE ! n° 8, été 1992 (n° épuisé et en partie en ligne).