Le blog du magazine JE CHANTE ! Les archives du journal créé en octobre 1990.
22 Janvier 2014
JE CHANTE ! — Comment s’est passé l’enregistrement de ce titre qui a attiré de nouveau l’attention sur vous, La Ballade du vieux Montmartre ?
FRANÇOIS DEGUELT.— Les musiciens ont découvert la chanson à onze heures du matin, je la leur ai chantée à la guitare. On a déjeuné ensemble et c’est à quatorze heures qu’on est entré en studio. On a joué la chanson « à blanc », l’ingénieur du son a réglé ses micros et on a fait une prise pour voir ce que ça donnait, puis une seconde... On a gardé la première. Il y a même une fausse note à un moment donné, mais j’ai voulu la garder parce que l’ambiance du reste est bonne. La chanson a été faite « directe », sans montage.
Ce sont des musiciens de jazz manouche ?
Non, des prix du Conservatoire de Toulouse. Ils sont connus dans ce qu’on appelle les circuits parallèles. À ce propos, une petite anecdote : il y a quelques années, je présentais des émissions à la télévision, et un jour j’interviewais des jeunes invités qui me disent : « Nous, on est dans un circuit parallèle, on travaille avec les Maisons de la Culture, entre autres... » — « Ah bon, mais vous chantez souvent ? » — « On chante deux cents jours par an... » Je leur ai dit : « Si vous êtes dans les circuits parallèles, surtout restez-y ! » Le type a cru que je me foutais de lui, mais chanter deux cents jours par an, c’est très bien, c’est bien mieux que le circuit officiel où il faut se lever de bonne heure pour arriver à chanter cinquante deux fois par an !
Et ce nouveau disque ?
J’ai toujours continué à écrire des chansons sans trop savoir ce que j’en ferai. Je les avais chantées à ma fille qui voulait les entendre. Elle a insisté pour que je les enregistre. Moi, je ne voulais pas, j’étais loin de Paris, ce n’était plus dans mes préoccupations. Et puis finalement... Le métier d’artiste, c’est comme la grippe, il y a des rechutes. On a beau dire qu’on s’en va, on trouve toujours une fausse bonne raison pour revenir... ou de bonnes raisons, tout simplement.
Mais ces chansons-là, j’ai eu le temps de les écrire, de les laisser mûrir dans un coin. Quand on est à la recherche du succès, il arrive qu’on doive faire des concessions mais ce n’est pas pour autant qu’on trouve le succès qu’on cherche. Eh bien là, c’est un disque que j’ai fait sans aucune concession et si ça fait un bide, je n’aurais pas de regrets. Mais je suis sûr que ça marchera.
Des concessions, vous en avez faites auparavant ?
Oui, quand on est dans l’atmosphère commerciale d’un métier, et suivant les rapports que l’on a avec sa maison de disques. Dans la première partie de ma carrière, j’ai enregistré des chansons comme Que sera sera, par exemple. J’avais 22 ans... « François, tu devrais enregistrer Que sera sera... » bon, je l’ai fait ! Il y a aussi beaucoup de chansons de copains que j’enregistrais pour leur faire plaisir. Plus tard, j’ai voulu chanter mes propres chansons, et là on m’a dit : « Tu es fou, il va falloir changer ta façon de vivre, changer ton standing ! » —« Très bien, alors je changerai ma façon de vivre ! » Par chance, sur le deuxième disque de ma « deuxième carrière », j’ai enregistré Le ciel, le soleil et la mer qui a été un gros succès et m’a permis, pendant les dix années suivantes, d’enregistrer mes chansons sans problème et sans l’avis de personne.
Une nuit, au cours de l’émission de Serge Le Vaillant sur France Inter, vous aviez eu cette belle « sortie » : « Quand un artiste ne fait plus ce qu’il veut, ce n’est plus un artiste »...
C’est exact. Il y a eu des moments où je n’étais plus un artiste... La première concession vous entraîne dans un engrenage épouvantable. Si par hasard vous avez un gros succès avec une chanson merdique — c’est rare mais ça peut arriver — vous vous trouvez catalogué.
Vous avez des exemples ?
Oui, mais je ne peux pas vous en donner ! Il peut arriver un malentendu entre l’expression de l’artiste et la réception du public. Pour un artiste quel qu’il soit, comédien ou chanteur, c’est une tragédie parce que le public le veut sur un chemin où lui ne veut pas aller. En général, ça fait de très mauvais mariages et de très mauvais divorces.
À propos de vos débuts, c’est après avoir vu Henri Salvador dans un film que vous avez eu envie de faire ce métier...
C’était Mademoiselle s’amuse, le film avec Ray Ventura et ses Collégiens. J’étais tout jeune, j’avais quatorze ans. Henri était le chanteur de l’orchestre et à l’entracte, il se produisait dans le cinéma, comme ça se faisait à cette époque. Il venait chanter quelques chansons, tout seul avec sa guitare. Il avait déjà un métier considérable... En fait, il a toujours eu du talent. J’avais été très impressionné et dans mon idée de gamin, je trouvais formidable qu’on puisse venir chanter comme ça avec une guitare, sans dépendre de personne. Le lendemain, j’ai emmerdé mes parents pour qu’ils m’achètent une guitare. Finalement, ils nous ont acheté une guitare à ma sœur et à moi... D’ailleurs, je lui en dois toujours la moitié ! J’ai eu des débuts difficiles parce que j’ai appris tout seul. Le démarrage a été terrible car je ne savais même pas accorder ma guitare. Ma grand-mère m’avait fait apprendre le solfège, donc je lisais la musique mais je n’avais pas fait d’harmonie. Un jour, j’essayais d’accompagner un tango d’après une partition, c’était Joue contre joue, et par la fenêtre ouverte, j’entends quelqu’un qui m’appelle : « Oh, mon frère, mon frère ! Tu ne sais pas jouer de la guitare ! » C’était un manouche qui passait là. « Viens, je vais te montrer ! » Il était dans sa roulotte avec son cheval sur la place du champ de foire. Ma grand-mère ne voulait pas que j’y aille. J’y suis allé quand même et il m’a montré comment accorder la guitare et appris deux ou trois accords. J’ai démarré comme ça.
Dix ans plus tard, je commençais à être une jeune vedette un peu connue, et je faisais un gala à Angoulême. Et soudain dans le public, j’ai reconnu le visage de mon manouche. Je lui ai fait signe de monter sur scène avec moi et il m’a accompagné pendant tout le reste de mon tour de chant.
Vous avez écrit une chanson qui s’intitulait Toi, manouche et une autre, Les bohémiennes...
Oui, ça m’est arrivé assez souvent d’écrire sur les manouches. Dans mon prochain disque, j’ai une chanson qui débute par : « Je me la joue bohème, je me la joue Django, la comédie humaine avec ses longs sanglots... » Ce n’est plus à la mode d’être bohème. Les jeunes artistes n’ont plus l’opportunité d’être bohème, c’est un luxe maintenant. Dès le début, les artistes se protègent financièrement et fiscalement derrière une petite SARL. On ne peut plus être bohème, on ne peut plus dire « je m’en fous »... Moi je suis resté bohème, mais je m’en fous, je vais avoir 72 ans, c’est pas grave !
Dans La Ballade du vieux Montmartre, vous dites : « Nous, les petits nouveaux, on a réinventé, à grands coups de guitare, Montmartre et la bohème... »
Quand j’ai commencé à chanter, je ne connaissais personne dans le métier, mais il y avait des artistes que j’aimais bien, dont Patachou. Quand j’avais dix-huit ans, elle était mon idole. Après avoir écrit mes premières chansons, j’ai eu envie de la rencontrer pour lui demander son avis. Elle m’a très gentiment invité à passer la voir le soir après son tour de chant. Je suis allé dans sa loge avec ma guitare et avant tout, elle m’a demandé : « Ce n’est pas trop noir, au moins, ce que vous chantez ? » Je portais un pantalon noir, un pull-over noir et un duffle-coat noir ! Finalement, je lui ai chanté quelques chansons et elle me dit : « C’est charmant ce que vous faites... Jojo, viens ! » Je vois arriver un type assez costaud, frisé. Après avoir écouté deux ou trois chansons, il a dit à Patachou : « Oui, c’est sympa. C’est jeune mais c’est sympa. » En fait, ils ont été très gentils avec moi, tous les deux. Le Jojo en question, c’était Brassens, alors inconnu... Après trois mois au cabaret Chez Patachou, il était une vedette. Mais il avait beaucoup travaillé avant d’aller proposer et chanter ses chansons. Il était prêt, mais moi à dix-huit ans, je n’étais pas prêt... et puis ce n’est pas comparable.
Ensuite, j’ai chanté dans les cabarets à Montmartre, comme la plupart des gens de ma génération. J’ai aussi chanté à l’Échelle de Jacob pendant trois ans, à l’Écluse, au cabaret de la Rose Rouge, mais moins longtemps parce qu’il proposait des revues plus élaborées.
Vous avez connu Brel à cette époque ?
Bien sûr, c’est moi qui l’ai fait rentrer à l’Échelle de Jacob, et j’ai commencé à chanter sans guitare à cause de lui. Je l’avais rencontré chez Paul Braffort, un ingénieur atomiste à Saclay qui écrivait aussi des chansons. Brel faisait partie de ses amis, et c’est chez lui, dans une petite soirée de copains, que je l’ai rencontré. Il a chanté Le diable, Sur la place et je lui ai suggéré de venir chanter à l’Échelle de Jacob parce que c’était tout à fait son climat. J’en ai parlé à Suzy Lebrun mais l’obstacle était que Brel s’accompagnait à la guitare. De ce fait, ça faisait trop de guitare dans le programme : il y avait déjà Francis Lemarque, René-Louis Lafforgue et moi. J’ai tellement insisté pour qu’elle prenne Brel qu’elle m’a dit : « D’accord, mais toi demain, tu chantes sans guitare ! » On a chanté tous les soirs pendant deux ou trois ans avec en vedette soit Francis Lemarque, soit Léo Ferré. Le soir, après le spectacle on montait au Tire-Bouchon pour boire un coup. Un soir de réveillon, Brel, qui avait fait six ou sept spectacles dans la même soirée, est monté au Tire-Bouchon et il a fait un bœuf ! Il était déjà très connu et les gens étaient médusés de voir débarquer Brel à trois heures du matin. J’y ai fait chanter Frankie Laine qui était une très grosse vedette américaine, de passage à Paris, sans micro, sans projo, sans rien ! Maintenant, le Tire-Bouchon est devenu une crêperie.
À vos débuts, vous avez enregistré pas mal d’adaptations américaines...
Only you, Mam’zelle, entre autres, et des trucs de Dimitri Tiomkin, Irving Berlin, beaucoup de musiques américaines... Si un jeune veut apprendre à chanter sans aller prendre des leçons au conservatoire où l’on chante avec la bouche en cul de poule, le meilleur moyen, c’est de chanter toutes les chansons de Frank Sinatra. Une fois qu’on peut chanter les chansons de Sinatra, on sait chanter. C’est un peu dans cet esprit que je faisais ces disques-là. Les musique de Dimitri Tiomkin sont de grandes musiques et commercialement parlant, ça tombait bien pour la maison de disques qui préférait me voir chanter Only you plutôt que mes propres chansons. Et puis, quand on débute comme auteur-compositeur et qu’on a comme concurrents directs Brassens, Bécaud, Aznavour, c’est suicidaire... Comme on me disait que je chantais bien, je me suis dit : je vais chanter d’abord et je verrai après. J’ai réellement commencé à écrire et enregistrer mes chansons beaucoup plus tard, j’avais trente-deux ans... Et puis après, j’ai eu envie de prendre l’air, et ça fait bientôt quinze ans que j’habite ailleurs. Quand j’étais sur mon bateau et que je partais faire un spectacle, je disais, en rigolant, que j’allais alimenter la caisse du bord... Mais on ne décroche jamais complètement.
Vous avez longtemps été fidèle à Pathé Marconi.
J’avais vingt ans quand j’y ai fait mon premier disque et j’y suis resté jusqu’en 2001, avec une petite période CBS, pour trois disques.
Vous avez eu des très bon orchestrateurs.
J’ai travaillé avec Jo Moutet pendant plusieurs années, et avec ma femme, France Olivia, pour les disques de mes débuts. Je l’ai rencontrée alors qu’elle était pianiste à l’Écluse. J’apprenais mon métier de chanteur et mon métier de musicien, et c’est elle qui m’a donné l’essentiel. Quand j’ai passé mon examen à la SACEM — c’était un examen de mélodiste — j’avais depuis longtemps oublié les leçons de solfège de mon enfance. J’avais dit à France : ils vont me donner un sujet, et quoi qu’il arrive, j’écrirai une valse ! Elle m’a expliqué comment écrire une valse en faisant des dessins sur la buée du pare-brise de la voiture. Deux jours après, je suis allé passer mon examen à la SACEM, et le sujet était « Dans mon canoë ». France m’avait conseillé : « Surtout, ne te compliques pas la vie, sinon tu vas te planter ! » Donc j’avais fait au plus simple : « Dans mon canoë / Qu’il fait bon rêver / Quand revient l’été / Sous les beaux amandiers... »
France est toujours restée pour moi une très tendre amie. Lorsque j’ai eu mon premier gros succès populaire avec Le ciel, le soleil et la mer, elle m’avait téléphoné pour me dire : « Je suis contente, maintenant tu vas pouvoir travailler tranquillement. » C’est une très grande musicienne, elle a écrit de très, très belles chansons avec François Billetdoux qui est devenu un auteur dramatique célèbre depuis. J’aurais beaucoup aimé les enregistrer, les chanter, mais elles ont été perdues. J’en ai retrouvé une, de mémoire, qui s’intitule Mon amie, les îles, et quelquefois, je la chante en scène, mais il me manque la moitié des paroles... Quelques temps avant sa mort, j’ai essayé de contacter Billetdoux à la Société des Gens de Lettres, j’ai lui ai laissé un message mais il ne m’a jamais rappelé... Donc, en scène, je ne chante que la moitié de la chanson : « Mon amie, les îles, ça n’existe pas, ce sont des histoires comme le paradis, si tu en as besoin, il faut les inventer avec quelques arbres et de l’horizon... » et j’enchaîne en disant : c’est un propos de poète parce que les îles existent, j’en viens, et je chante une de mes chansons qui s’appelle On ne s’en va jamais des îles que j’avais écrite en revenant de l’île de la Réunion. Je vis avec une jeune femme originaire des îles, justement.
Quand Le ciel, le soleil et la mer est sortie, c’était justement durant un été très « slow », avec Aline de Christophe, Capri c’est fini d’Hervé Vilard, Chez Laurette de Michel Delpech, N’avoue jamais de Guy Mardel... Comment est née cette chanson ?
J’étais chez moi, à côté de Rambouillet, en train de travailler. J’écrivais une chanson qui s’intitulait Jusqu’à Venise. Généralement quand je travaille, je n’écoute pas la radio, mais là, il y avait un poste qui était resté allumé en sourdine et j’ai entendu quelqu’un disant ces trois mots : « Vous comprenez, avec le ciel, le soleil et la mer... » J’ai pensé que c’était un message publicitaire pour une crème ou un produit pour les cheveux, mais j’ai trouvé que ces trois mots allaient bien ensemble. Je les ai notés sur un papier et j’ai continué mon travail... Plus tard, j’ai pris ma guitare et je suis parti sur un sujet idiot autour de ces trois mots : l’histoire d’un type qui se souvenait d’une fille, la chanson évoquait un souvenir de plage et de vacances. C’était assez mauvais et j’ai laissé tomber. Ensuite, je suis allé à Paris où j’avais rendez vous avec une amie, il tombait des cordes. Comme j’avais toujours ma guitare dans ma voiture, je lui ai fredonné mes trois mots... et j’ai improvisé directement le refrain. Le lendemain, j’avais rendez-vous avec Jacques Denjean, et là je lui ai fredonné à nouveau mon refrain avec une partie des couplets sur lesquels j’avais un peu travaillé. Et Denjean me dit : « Surtout ne change rien, finis tes couplets et on l’enregistre ! » C’est ainsi que Le ciel, le soleil et la mer est née un jour de pluie, à Paris ! C’est Danièle Licari qui fait la voix avec moi.
C’est un bel arrangement.
Simple et direct. C’est indispensable, pour un auteur-compositeur, d’avoir un bon arrangeur. Chez tous les auteurs-compositeurs, il y a un musicien derrière qui finit le travail... Sauf chez Léo Ferré qui était un musicien.
Parfois, des artistes réenregistrent leurs anciennes chansons après avoir refait les arrangements. Ça change énormément... et pas toujours en mieux !
Il y a des chansons auxquelles il ne faut pas toucher. J’ai entendu récemment un groupe [Pierpoljak, sur le collectif « Ma chanson d’enfance »] qui avait repris L’eau vive de Béart... C’est dommage ! Les styles changent, c’est vrai, mais il ne faut pas toucher à l’armature d’une chanson. Quelqu’un me demandait ma définition d’une bonne chanson. Je n’ai pas de définition, mais si je devais donner deux très bonnes chansons indiscutables, il y a la Chanson tendre de Carco et Le petit vin blanc de Dréjac. Entre les deux, il y a de la place. Entre les deux, il y a Le temps des cerises.
Après Le ciel, le soleil, la mer, vous avez fait d’autres trilogies : Minuit, le vent, la nuit, Le vent, la mer et les oiseaux, On se dore, on s’adore, on s’endort... La maison de disques vous l’avait demandé ?
Non, c’était des canulars, je faisais ça pour me marrer ! Sur scène, je chante Minuit, le vent, la nuit au moment des rappels et je dis : « Vous connaissez Le ciel, le soleil, la mer ? Eh bien, c’est la même... vue de dos ! »
Vous saviez que Perry Como, en 1967, avait enregistré une adaptation américaine de Le ciel, le soleil, la mer sous le titre A world of love ? [joignant le geste à la parole, nous lui faisons écouter cette version...]
À l’époque, j’avais su que Perry Como l’avait enregistrée deux ans après mais je n’avais pas ça dans l’oreille du tout... Ça me fait très plaisir ! À la télévision américaine, il y avait le Ed Sullivan Show mais aussi le Perry Como Show. Je l’avais vu lors d’un voyage aux États-Unis. J’y avais vu Dean Martin. Il entrait en scène en faisant croire qu’il était bourré alors qu’il ne l’était pas du tout !
Vous avez dit un jour : le crooner est quelqu’un qui chante dans un micro et qui souffre en même temps...
Oui, je disais ça dans un sketch... À propos de la technique du micro, longtemps les chanteurs français ont cru — et certains le croient encore — que pour faire une chanson de charme, il fallait susurrer en bouffant le micro... Il faut chanter doucement, il faut quand même envoyer le timbre pour que la voix soit reconnaissable, et pas trop près du micro. C’est toute une technique que j’ai apprise en allant écouter certains chanteurs américains. J’aime beaucoup Sinatra et Dean Martin, mais pour moi le plus grand crooner, c’était Nat King Cole.
Et Tony Bennett ?
Tony Bennett ne l’était pas jusqu’au bout des ongles, alors que Nat King Cole était la musique incarnée. Je l’avais vu à l’Olympia trois fois de suite, sous tous les angles : de profil, de face, d’en haut... Le Nat King Cole Trio, c’était de la dentelle, et par moments, il chantait avec toute la formation d’orchestre, les cuivres, etc., et là ça déménageait... mais il était toujours à la même distance de son micro. C’était un vrai chanteur ! Il ne faut pas chanter doucement mais faire semblant de chanter doucement... C’est comme l’émotion en scène : si vous voulez faire passer quelque chose de triste et dramatique, il ne faut surtout pas se mettre à pleurer. Les plus grands acteurs vont au bord des larmes mais jamais au-delà. C’est une technique qui s’apprend mais ça n’enlève rien à la sincérité. Vous imaginez un auteur se mettant à pleurer en disant son poème, il aurait l’air d’un con, même si son poème est bon ! Pour faire passer ce qu’on veut, il faut une bonne technique.
C’est quelque chose que vous avez appris sur le tas ?
Oui, ça ne vient pas d’un coup. Il y a quelques années, j’avais lu un livre intitulé La formation de l’acteur de Stanislavski. Ce qu’on a appelé l’Actor’s Studio, c’est ça. C’est la méthode pour approcher un texte, pour s’en pénétrer et pour le resservir au public dans le meilleur état possible. C’est un travail d’intériorité. Il y a des gens qui ont ça naturellement, mais ça n’empêche pas que l’on doive le travailler. Un chanteur ou un acteur qui ne maîtrise pas la situation est à côté de la plaque.
Un jour j’avais traîné Dora Doll — avec qui j’ai été marié pendant une dizaine d’années — à l’Olympia pour voir Brel. Elle ne voulait pas. Finalement, on y va et dès la première chanson, elle était subjuguée. Et au bout de quatre ou cinq chansons, Brel chante Ces gens-là, en décortiquant le texte et l’interprétation. Il va loin, loin, loin... et à un moment donné, Dora me prend par le bas et me dit : « S’il va plus loin, il s’évanouit ! » Je lui ai répondu : « Il va aller plus loin mais il ne s’évanouira pas ! » C’était un très grand ! Maria Casarès dans Don Juan, Piaf... c’était la même trempe. Cette possibilité d’amener l’émotion jusqu’au point de non retour, sans basculer... On a vu quelquefois certains artistes sincères, le cœur sur la main, gentils comme tout, ils y vont à fond et ils se ramassent parce qu’ils n’ont pas contrôlé le truc. J’ai toujours pensé que ces rapports exceptionnels avec le public sont des rapports qui peuvent se comparer à une situation amoureuse...
Vos modèles sont surtout américains ?
Ah non, j’aimais beaucoup aussi Jean Sablon et André Claveau. Tout jeune, j’ai participé à une émission de radio (L’École des Femmes) avec André Claveau où chacun devait chanter une chanson de l’autre. J’avais choisi Domino, et lui avait chanté une chanson de moi qui s’appelle Le printemps, c’est déjà l’été. Il l’a écoutée une fois, dix minutes après il la connaissait et il l’a chantée dix fois mieux que moi... J’aimais beaucoup Jean Sablon, c’était un homme charmant, d’une grande gentillesse et d’une grande élégance.
Pierre Dudan, aussi, était un homme formidable. Il avait un talent considérable mais il y a plein de chansons de lui qui ne sont pas connues. Il a écrit une chanson magnifique qui s’appelle Il neige sur la neige. Un jour, je l’ai rencontré au Canada, sa femme et lui venaient d’avoir un bébé. Il avait bien soixante ans. Dans la conversation, je lui demande : « Ça ne te dérange pas d’avoir un bébé de trois mois, à soixante ans ? » et il me répond : « Non, je n’avais pas de petits enfants, alors j’ai décidé de me les faire moi-même... » C’était un bohème et un très grand artiste. Il a écrit un très joli livre intitulé La terre a une taille de guêpe.
Il y a une chanson qu’on n’entend pas souvent et qui détonne un peu dans votre répertoire : La Libération. C’est une évocation très émouvante de la Libération, qui rappelle aussi les femmes tondues, les retournements de vestes... Une petite fresque...
Oui, c’est vrai, il faudrait que je la fasse figurer sur une prochaine compil... Elle a été « un peu » interdite, cette chanson. Vous savez, il y a des feux mal éteints... Quelquefois, elle a été mal interprétée par ceux qui l’ont entendue. Dire que la guerre est con, ce n’est pas une nouveauté et là en fait, c’est un petit garçon qui regarde la guerre et qui dit : c’est ça la Libération ? On ne m’a jamais dit ouvertement que ma chanson était interdite, d’ailleurs, vous le savez bien, on ne disait pas « interdite » mais « déconseillée »...
Elle n’était pas très conforme à votre personnage de chanteur de ballades ?
Oui, et à chaque fois que j’ai essayé d’aborder des sujets un peu plus sérieux, les gens disaient : mais de quoi il se mêle ? Et mon père le premier ! Une fois, je voulais chanter je ne sais plus quelle chanson et il m’a dit : « Ne chante pas ça, mon vieux, ne chante pas ça ! » — « Et pourquoi pas ? » — « Parce qu’avec la tête que tu as, tu n’es pas crédible ! » Il avait raison. Si à vingt-trois ans, j’avais chanté Les fils d’Abraham, les gens auraient dit : mais qu’est-ce qui lui prend ? Les directeurs artistiques me disaient : « Tu as une belle voix, chante ! » Mais maintenant que je suis plus âgé, je peux chanter Les fils d’Abraham.
Elle parle de quoi, cette chanson, du Proche-Orient ?
Cette chanson, je l’ai écrite il y a douze ans... et il y a douze ans, j’ai écrit tout ce qui se passe maintenant : ces gens qui se foutent sur la gueule actuellement, ce sont tous des fils d’Abraham, et le thème de la chanson, c’est qu’au milieu de toutes ces turpitudes, on a oublié une chose essentielle qui est l’amour des hommes entre eux. C’est aussi con que ça, mais on n’ose plus parler d’amour, d’amitié, de respect des uns pour les autres, ou de réconciliation, parce que ça paraît défaitiste... À la fin de cette chanson, j’ai repris une phrase d’Aragon qui disait : « On a perdu la force d’aimer, de t’aimer toi, petite fille, toi, petit enfant d’Abraham, espoir d’étoile qui scintille dans la transparence des larmes... » C’est pour illustrer cette phrase que j’ai écrit Les fils d’Abraham.
À la même époque que La Libération, vous aviez enregistré la chanson Che Guevara…
Je l’ai chantée mais les paroles sont de Jacqueline Holtz — la sœur du journaliste Gérard Holtz — et la musique de Jacques Datin. Trois jours après la mort du Che, sous le coup de l’émotion, Jacqueline a écrit ce texte et l’a apporté à Datin. Quand ils m’ont appelé pour me présenter cette chanson, je venais de terminer une séance d’enregistrement. Quand je l’ai entendue, j’ai enlevé du disque une de mes chansons pour la mettre à la place. Très peu de temps après, je suis allé chanter à Cuba, au festival de Varadero à côté de La Havane.
Il y a beaucoup de cordes dans l’arrangement...
Il y a des cordes, et trente-cinq musiciens. Mais dans l’avion, on a perdu la serviette où j’avais les orchestrations. On a sonorisé la guitare comme si c’était un piano à queue, et tout seul à la guitare, devant cent mille personnes, j’ai chanté Che Guevara...
Vous avez rencontré Fidel Castro ?
Non… Je suis allé là-bas parce qu’on m’avait invité, mais sans esprit politique particulier. Être communiste à La Havane, ce n’est pas la même chose qu’être communiste à Prague ou à Gennevilliers... Je fais de la politique en tant qu’électeur, mais j’estime qu’il ne faut pas tout mélanger, sinon on finit par se foutre dans des situations à la con. Les seules critiques virulentes que j’ai eu pour cette chanson venaient des communistes de France : « De quoi il se mêle, celui-là ? Ce n’est pas son domaine ! » Je marchais dans leur jardin, ça ne leur plaisait pas... Che Guevara est entré dans la légende, c’est un mythe, mais il n’était pas un angelot non plus... On ne lui a pas fait de cadeaux, et il n’en faisait pas non plus. Mais il y a un moment où les gens entrent dans la légende, c’est un mythe, Guevara. Je suppose que s’il avait louché et qu’il ait eu une gueule épouvantable, les mômes n’auraient pas affiché son portrait partout.
Elle n’est pas beaucoup passée en radio cette chanson ?
Si, pendant deux ou trois jours... Le dernier qui l’a passée à la radio, c’est Georges de Caunes. Après, elle a été, elle aussi, « déconseillée »...
Dans ces mêmes années, vous aviez enregistré Quand Sinatra... « Quand Sinatra entendra ma chanson... » Il l’a entendue, vous croyez ?
C’était un clin d’œil... Je ne crois pas qu’il l’ait entendue car je ne lui ai pas envoyé le disque.
Dans le duo La vie à deux, ce n’est pas Danièle Licari qui fait la voix féminine...
Non, c’était une choriste de l’orchestre de Jacques Denjean. Je vais vous vous raconter quelque chose de marrant... Un jour, ma compagne actuelle a entendu cette chanson et elle a eu cette réaction : « Dis donc, tu devais être de bonne humeur le jour où tu as écrit cette chanson ! » Et à chaque fois qu’on est sur le point d’avoir un petit accrochage dans la vie quotidienne, elle me regarde et me chante : « La vie à deux, c’est merveilleux... » Cette chanson est devenue un canular entre nous !
Vous êtes longtemps resté au cabaret Chez ma Cousine ?
J’en étais le propriétaire et je l’ai tenu durant quatre ans jour et nuit. J’y chantais et je faisais venir des artistes comme Colette Renard, Jacqueline François, Félix Marten, les chansonniers Jean Valton et Maurice Horgues… et plein d’autres. J’avais pris aussi un petit débutant au pied levé qu’une amie m’avait amené ; je n’avais plus beaucoup de budget, mais je pense que ça lui a rendu service… il s’appelait Dave ! Il marchait très, très bien Chez ma Cousine, il avait un excellent tour de chant.
Vous avez d’ailleurs enregistré en 1974 un 33 tours dans ce cabaret.
Oui, un disque sur lequel il y avait Pomme, en hommage à celle qui avait son bistrot rue Lepic, en face du Moulin de la Galette. Elle avait été modèle, puis comédienne, et finalement elle tenait ce bistrot. C’était un personnage très sympa, Pomme.
Excepté ce disque Chez ma Cousine, vous n’avez jamais publié d’enregistrements publics ?
Non, mais à cette époque, ce n’était pas très au point techniquement.
Qu’est-ce qui reste de ce Montmartre ?
Je ne sais pas. Les endroits changent, mais nous aussi, on change. À chaque fois que je viens à Paris, je vais y faire un tour, été comme hiver. C’est une atmosphère de nostalgie et de tendresse, beaucoup ne sont plus là.
Amélie Poulain l’a remis un peu à la mode...
Un peu, c’est un film très poétique. Il est à la fois en plein dans la réalité et à distance de la réalité, un monde merveilleux inventé à propos de petites choses très quotidiennes… J’ai beaucoup aimé ce film.
Et vous-même, en 1963, vous avez tourné dans un film…
Une merde absolue qui s’appelait L’assassin viendra ce soir ! Je jouais le rôle de l’inspecteur Garnier, avec Raymond Souplex dans le rôle du commissaire. Il y avait aussi Jean Tissier, Noël Roquevert, des acteurs formidables, mais le film n’était pas bon. J’avais aussi enregistré la chanson du générique.
Dans un autre registre, en 1965, vous avez enregistré un disque un peu particulier : Toi et moi, de Paul Géraldy.
Oui, avec des enchaînement musicaux à la flûte et à la harpe... Je l’avais un peu fait pour faire plaisir à une amie qui me disait qu’elle aurait aimé avoir un mari qui lui lise Toi et moi de Paul Géraldy le soir... La poésie, c’est le contact direct entre celui qui a écrit les mots et celui qui, en lisant, redécouvre et refait... Ça se passe entre le poète et le lecteur.
Géraldy était vivant à cette époque ?
Oui, et ça ne lui avait pas plu du tout... Il aurait voulu un peu plus de diction dans le style de la Comédie Française.
Pathé a accepté facilement cette idée ?
Ah oui, quand je leur ai dit que je voulais enregistrer Toi et moi, il n’y a pas eu d’opposition. J’avais affaire à Jacques Sclingand et par la suite à Arnaud de Froberville. Quand Arnaud est parti, je n’avais plus très envie de rester chez Pathé.
Vous savez, sur le plan humain, les maisons de disques s’en foutent, elles prennent quelqu’un et le pressent comme un citron. Quand c’est fini, elles jettent et passent à autre chose. Je crois qu’un jour tous ces gens du showbiz, tous ceux qui ne montent pas sur la scène et pour lesquels je n’ai pas un respect considérable, s’ils continuent à se moquer du public, c’est eux qui se feront jeter. Le public n’est pas con.
Non, et d’ailleurs on en fait partie !
Et moi aussi, je fais partie du public. Et si vous décidez de ne plus marcher, les gens du showbiz font un bide et n’ont plus qu’à plier bagage. Alors qu’un artiste, il se débrouille toujours, et s’il n’a pas de salle, il ira chanter dans un bistrot.
J’en parlais avec des jeunes artistes qui se plaignaient de ne plus avoir de cabarets ni de salles. Je leur disais : mais pourquoi ne vous réunissez-vous pas à une dizaine pour acheter un bistrot ? À dix, chacun fait un petit sacrifice d’argent et vous savez que vous avez un endroit où vous pouvez chanter quand vous voulez ; vous êtes chez vous et personne ne vous emmerde. Vous n’allez gagner que la bouffe du lendemain, et ce sera déjà bien. Mais vous pourrez dire à un organisateur de spectacles : je chante à tel endroit.
Je pense qu’ils n’en sont pas capables, ils sont trop individualistes. Les gens de théâtre forment un groupe, ils sont capables de s’organiser pour gérer un lieu où se produire, mais pas les artistes de variétés, ils passeront leur temps à se tirer dans les pattes...
C’est vrai, ils sont d’un individualisme démesuré, mais je suis sûr qu’il y a quelque chose à faire pour redonner aux artistes un cadre populaire, facile d’accès et permanent... J’avais eu une idée dont j’avais déjà parlé avec Bruno Coquatrix. Je n’en parle pas davantage parce que c’est actuellement dans l’air et je crois que c’est une bonne idée. Bruno m’avait dit : si j’étais plus jeune, je le ferais tout de suite… et moi, j’en suis presque à vous dire la même chose, mais c’est faisable et ça donnerait aux jeunes artistes l’occasion de démarrer, et même de prendre un bide, ça n’a jamais tué personne, ça fait progresser.
Un soir, il avait un public épouvantable à l’Échelle de Jacob, genre Salon de l’Auto... Bernard Lavalette arrivait juste après moi. Il me demande : « Comment ils sont, ce soir ? » — « Très durs ! »— « Bon, alors, il faut les prendre à voix basse ! » Il a commencé en parlant tout doucement, les gens se sont tus pour voir ce qu’il disait… Là il a placé deux ou trois effets sûrs et il les a empaquetés !
Jean Ferrat avait écrit une lettre très véhémente qui était passée à la « une » du Monde, en janvier 2002...
Il a raison. D’autant plus qu’il s’est mis en retrait, il peut intervenir. Les artistes, il faut toujours qu’ils aient l’air sympathiques, gentils et qu’ils ne râlent jamais. Mais c’est comme ça qu’on finit par se faire couillonner... Bien sûr qu’il faut que l’exception culturelle existe. Je trouve que la mondialisation vue sous cet angle est complètement stupide. Quand une œuvre est bonne, qu’elle soit américaine, allemande ou autre, ça passe. Il y a de très bonnes musiques et de grands artistes en Amérique, mais il y a aussi de mauvaises musiques et de mauvais artistes et il n’y a pas de raison qu’on se les farcisse systématiquement parce qu’ils sont sur des listes de programmes... Aux États-Unis, ils ont de bonnes émissions de radio, où on entend de la bonne musique, on n’y trouve pas les merdes qu’ils nous envoient ici !
En ce moment, vous faites aussi des conférences sur la chanson…
Dans les croisières, je fais un tour de chant normal d’une heure et demie et j’alterne avec une soirée conférence musicale. Il y a sur la scène une partie avec une table et un verre d’eau éclairés par un projecteur blanc, et une autre avec un piano éclairé en rose. Je raconte un panorama de la chanson française, allant de Bruant à Brassens. Ça commence en 1869-1870, après le désastre de Sedan, la chute du Second Empire, la Commune, Jean-Baptiste Clément, Le Temps des Cerises et ça va jusqu’à Brassens, en passant par l’apparition de la chanson moderne avec Mireille et Jean Nohain. C’est un boulot sérieux, je me suis beaucoup documenté.
Propos recueillis
par Raoul Bellaïche et Colette Fillon,
(Merci à Yvon Chateigner et Éric Durand)
• JE CHANTE n° 30, toujours disponible :
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